Il fallait en vouloir, tout de même, pour merder à ce point. Le timing ne pouvait pas être plus ironique : quelques semaines seulement après avoir retrouvé un semblant d'entente avec la petite brune, elle le surprenait avec une autre femme, cette dernière agenouillée dans une position qui ne laissait aucune place au doute.
Bien sûr, Jack lui avait couru après. Ils avaient déjà passé huit ans à jouer au chat et à la souris, pourquoi arrêter maintenant ?

La confrontation fut douloureuse, encore plus que le silence qu'elle lui imposa dès qu'il eut le malheur de rentrer dans son champs de vision. Il l'avait attendue, dans un calme tout relatif et sans se cacher, à la sortie du bar où elle travaillait. Travaillait, ugh ? Son sang bouillonnait à l'image abstraite, au fond de son imaginaire, de ce qu'elle pouvait bien être en train de faire. Dès qu'il finissait une cigarette, il en allumait une autre. Putain, ce qu'il aurait eut besoin d'un fixe. Quelque chose de plus fort. Quelque chose qui lui ferait bourdonner les oreilles juste assez pour ne plus entendre les éclats de voix de sa meilleure amie, pour pouvoir ignorer ses sanglots. Il était sobre depuis huit jours, savait d'avance qu'il ne tiendrait pas deux semaines.

Jamais, en débarquant aux États-Unis en 97, les Won n'auraient pensé se signer un destin qui n'aurait rien à envier aux Labdacides. Ils arpentaient les routes américaines dans des bus parfois bondés, parfois remplis de leur seule présence jusqu'à ce que la Californie, Los Angeles en particulier, ne retienne leur attention. SunHae, dont les cheveux ne cessaient de pousser, envisageait de devenir professeure. De quoi, ça resterait à déterminer - le choix était encore impossible entre sa passion pour la littérature et la philosophie. JiSung lui, décidait de rejoindre la police malgré son anglais encore maladroit. Bientôt, ils étaient aussi intégrés qu'une famille immigrée puisse l'être à LA : juste assez pour que les jeunes parents décident d'accorder un surnom à leur fils, KiTae, quelques jours avant qu'il ne fasse sa première rentrée. KiTae, c'était trop étrange pour les enfants américains. Jamais les petits Jason ou Rebecca ne le prononceraient justement, avait même grommelé son père. Jack, c'était parfait. Aucun doute que le petit Jack Won deviendrait un parfait californien modèle réduit.

Comment il avait réussi à ramener l'irlandaise chez lui restait un mystère total aux yeux de Won. Le dos rond contre son canapé moutarde, le corgi fraîchement recueilli sur les genoux, il se persuadait que l'ombre à côté de la table basse n'était pas celle de Lucy. Qu'il parlait seul, qu'elle était déjà retournée à New York - mais, pour une fois, Mara semblait avoir eut tort. Lucy était là. Lentement, il caressait Tequila et sa fourrure de renard, muré dans un silence coupable. Ironique, quand c'était lui-même qui avait proposé à Lucy de parler sérieusement.
Elle avait son sac sur les genoux, comme si elle eut été prête à partir dès que cette conversation serait terminée. Se rendait-elle seulement compte d'à quel point le brun avait apprit à lire à travers ses mimiques ? Que le moindre de ses soupirs agacés le rendait un peu plus muet, un peu plus effarouché ? « alors ? » Les deux adultes échangèrent alors un regard aussi froid que tranchant après que la voix de la jeune femme eut résonné dans l'appartement. Le petit chien s'agitait, prouvant une fois de plus au pianiste qu'il détestait le silence. Avec une moue défaite, Jack répondit d'une voix rauque, presque inaudible. « je sais juste pas par où commencer.. » Délicatement, il était venu prendre Tequila en dessous des pattes avants pour l'attirer contre son torse. L'innocence de l'animal et sa tentative de câlin aurait presque réconforté Jack si son hôte n'avait pas aussitôt éclaté leur petite bulle. « Par le début, non ? »

Ce fut au tour de Jack de soupirer, puis de serrer le chien contre lui. Les yeux baissés vers le parquet, vers les bouquins qui y traînaient en vrac, il se lança.
« Tu sais Lucy, qu'après que tu sois partie à New York, c'était le bordel ici ? » L'asiatique osa un regard en sa direction, répondit au fin sourire de l'intéressée par une petite grimace au coin de ses lèvres encore boudeuses. « Je t'ai prévenue quand eo- » Brutalement, il s'arrêta. Un léger froncement de sourcils, des yeux plissés une fraction de seconde, et il reprit après avoir déglutit. « je t'ai prévenue pour maman. C'est juste après que c'est parti en couilles.» Qu'ils se répondaient moins souvent, parfois plus du tout. Qu'un silence radio s'était confortablement installé, accompagné d'un déni aux nombreuses couches. « Tu sais, avec ce qu'il s'est passé au lycée, c'était dur de passer à autre chose. Et tu me connais, je suis pas un type sérieux, ou.. ou bien ? Non non. À l'époque j'essayais même pas. » Tu me manquais trop, qu'il se retint de préciser. Non, il n'essayait pas de remplacer Lucy, encore moins de passer à autre chose. Il n'essayait plus grand chose, en vérité. En quelques mois, il avait perdu ses deux repères, se retrouvait seul avec son lunatique de géniteur. Le simple fait d'évoquer cette période suffisait à lui donner l'impression d'être perdu, à bout de souffle. « Je crois que mon père savait tout, qu'il attendait juste une raison valable pour me virer. Me surprendre avec un mec à la maison c'était suffisant, apparemment. » De nouveau, il avait jeté un regard à la danseuse, qui avait la décence de ne pas l'interrompre. Pour autant, le musicien n'était pas rassuré quand à sa réaction. Le plus détendu d'eux trois restait Tequila, les yeux fermés et la respiration lente. Son monologue avait-il vraiment suffit à l'endormir ? Jack ne put s'empêcher de sourire, de reprendre avec une légèreté douce-amère. « C'était fin novembre, je me souviens. L'année où t'es partie. 2013 ? Ouais, 2013. Il nous a mis à la porte tout les deux, j'ai juste eu le temps de prendre le clavier avant qu'on se fasse virer. Putain j'ai préféré prendre mon instrument que des fringues. » Non, lui non plus n'y croyait toujours pas. D'être, humainement parlant, orphelin mais par dessus tout, d'avoir réussi à s'en sortir.

Toute cette histoire n'était que la genèse, que l'étincelle un brin trop proche de la traînée de poudre qu'était alors sa vie. Jack détailla plus longuement ses nuits à Lucy, comment il devait alterner entre les matelas gonflables de ses potes, le sofa de Camila et parfois, des hébergements d'urgence. Il passa sous silence les heures nocturnes passées dehors en hiver, de plus en plus fréquentes à mesure que l'air se réchauffait. Le pianiste préférait insister sur l'aide colossale que les misfits lui avait apporté : chaque opportunité pour éviter de parler de soi, Jack la saisissait allègrement. « T'as vu le gamin de Cami ? Je l'ai initié à Pokémon Jaune y a pas longtemps. Il a appelé son pikachu Jack et- » Lucy le fixait, l'air passablement agacé. Elle voyait clair à travers sa tentative de diversion, et n'eut pas besoin de demander pour le remettre sur le droit chemin. Ou presque. « On a commencé la coloc avec les autres début 2015, je dirais. » Échec, elle l'interrompit aussitôt. « Jack. » Ce dernier détestait la voir aussi calme : elle aurait pu l'étrangler à cet instant précis. « Quoi ? » « Qu'est-ce qu'il s'est passé entre-temps pour que tu veuilles pas m'en parler ? » Jack soupira, attrapa la bouteille d'eau qui traînait sur le sofa, en bu une gorgée. Il aurait tué pour une cigarette, mais elles étaient trop loin. Hors de question de réveiller Tequila pour ces conneries.

Il n'avait pas fallut longtemps à JiSung pour monter en grade, pour qu'il accumule les heures et les gardes de nuit. Son visage ne s'imprimait plus sur les rétines de Jack, qui voyait pourtant bien que quelque chose clochait sans jamais savoir quoi. Aussi loin qu'il se souvienne, le patriarche avait toujours bu, seul le moment où ça avait dégénéré restait flou. Le garçon avait déjà six ans, mais se faufilait toujours dans les draps de sa mère lorsqu'elle dormait seule et que son père travaillait de nuit. Jack dormait mal, seul. À cause du bruit des bouteilles ou des silences lourds qui laissaient deviner, qu'enfin, l'ogre s'était assoupi. Ce n'était pas la solitude, non. À l'école, il s'y était habitué. Non, c'était le silence.
Une nuit, pendant les vacances d'hiver, petit Jack s'était plein du silence à sa mère tout en se faufilant dans ses bras. Le lendemain, elle l'emmenait au magasin d'instruments du coin de la rue.

« C'est dur de dormir dehors, Lucy. La weed suffisait plus. Je restais réveillé la nuit, et je dormais pendant les cours ou les pauses, mais ça m'a retourné le cerveau. J'arrivais pas à bosser, t'étais pas là et j'ai jamais été aussi seul de ma vie. C'est comme si j'avais envie de claquer, mais que j'étais pas assez courageux ? Que j'attendais juste que la rupture d'anévrisme me tombe dessus, l'overdose. Qu'on me renverse, je sais pas. » Nouveau soupir. Elle n'avait pas besoin d'entendre ça, pas maintenant. Il changea de sujet pour la mexicaine qui avait occupé si souvent ses soirées. Avec qui elle l'avait surpris, léger détail qu'il ne manqua pas d'oublier. « On m'a proposé de l'héroïne à ce moment-là, une dealeuse. Son nom, c'ét- c'est Mara. Elle m'a bien aimé je pense, alors elle m'a hébergé un moment. Quelques mois, 8 ou 9, peut-être. J'avais un endroit où aller après les cours. Des clés pour y aller, e-et-.. » Le pianiste se tut le temps d'une grimace, la réalité venait de le gifler. Il parlait trop vite pour son souffle, pour son bégaiement. « J'ai fait des sales trucs pour avoir ma dose. Pire que ton job de merde, crois moi. » Ses yeux café, tournés vers le pelage orangé du corgi, suffisaient à couper toute curiosité à Lucy. « Je continuais à squatter chez elle même lorsque j'étais en coloc. Je me suis trouvé du boulot - un vrai - et l'appart, y a genre 2 ans. Je me piquais toujours, peut-être un peu moins, et elle venait ici de temps en temps, mais c'est au moment où j'ai rencontré Ozy qu'elle est partie. » Petit sourire. Sa blondasse lui manquait terriblement. « Rosie c'était la seule raison d'arrêter, et elle m'a aidé. Et sans Mara pour me la payer, j'avais plus les moyens pour l'héro de toute façon. » Le garçon entreprit de caresser Tequila du bout des doigts, l'esprit ailleurs. Il en avait déjà trop dit. Beaucoup trop. « J'en avais pas repris, jamais. Mais au Mexique, il y en avait partout. Pas cher. » Meilleur raccourcis possible, même s'il avait aussitôt senti la gêne de la belle à l'autre bout du clic-clac. Le Mexique semblait être un sujet toujours aussi sensible pour elle. « Putain la rechute. T'as même pas idée. Avant ça me faisait du bien quand j'en prenais. Là ça fait juste un mal de chien quand j'en prends pas. » Son esprit tiqua, lueur de génie. Arborant un grand sourire, il avait soulevé Tequila pour le montrer à Lucy. « D'ailleurs, c'est en allant en chercher que je suis tombé sur ton ex. Et qu'il me l'a refilé ! » C'était peu dire qu'il était déjà complètement amoureux de ce dernier, et encore plus fier de le montrer à son amie. Il reposa alors l'animal, qui observa Lucy quelques secondes avant de retourner se blottir contre Jack. Le pianiste soupira alors, avec le trémolos des émotions jusqu'alors contenues. « Après le reste, tu sais déjà tout, je crois ? »